jeudi 16 décembre 2010

GRILLEURS, SACHONS GRILLER

La grillade n'est pas ce qu'un vain peuple pense, elle ne consiste pas à torréfier la viande comme on le fait avec le café, ni à la dessécher pour la racornir comme on pourrait le supposer en exerçant la puissance de ses maxillaires pour tenter d'avaler sans trop de dégâts les semelles renforcées qui gisent parfois au fond des assiettes.

Le cuisinier spécialisé dans cet art délicat, n'a pas la patience de ceux qui peuvent laisser mijoter leurs oeuvres pendant des heures sur des feux doux, il travaille dans la flamme qu'il avive dès qu'elle faiblit à l'aide d'un soufflet puissant; il accumule, pour vous plaire, les sarments secs ou, plus démocratiquement, les charbons de bois, et il les veut incandescents, rouges, blancs, prêts à s'enflammer pour ne servir sa grillade que quand le centre du morceau a abandonné l'aspect visqueux d'une teinte violette; le grilleur sait par la grâce de son génie intuitif, l'instant précis où la viande est parfaite, le moins est qu'on la mange de suite.

C'est qu'une des qualités essentielles de la grillade est de conserver en soi, comme un secret qui ne se livre qu'au palais, le sang qu'elle contient, et peut-être ce souci doit-il être le premier de ceux qui inquiètent le grilleur.

Le traitement d'une bonne grillade; on prend une tranche épaisse de boeuf, on peut prendre sans inconvénient ce qu'on appelle un bas morceau, comme la bavette ou l'onglet, à condition qu'il soit bien rassis: on s'imbibe les mains d'une huile sans parfum persistant, on recouvre la viande de poivre et on la pétrit comme le ferait un masseur pour l'imprégner de cette huile poivrée jusqu'à ce que la surface totale de la viande en soit copieusement imbibée.

Ce n'est qu'après cette opération qu'on place la tranche ainsi préparée sur ou sous un feu ardent, selon que l'on emploie le gril ordinaire ou le four de campagne, lequel à cet avantage, le bois ou le charbon étant placé au-dessus de la viande, sur une toile métallique, de ne pas faire courir à la viande le risque d'être enfumée.
 
Quand ce travail manuel a été accompli, on a des chances de réussir une bonne grillade, mais ici tout conseil devient superflu: si le grilleur a la science profonde de son art, il doit se fier à son inspiration, c'est par elle qu'il sentira sans avoir à y réfléchir, sans se fier à une montre ou à un sablier, que le moment est venu de retirer la grillade et de l'apporter à ses invités, après l'avoir aspergée de gros sel.

Selon le morceau choisi, selon sa qualité, selon que la viande gonfle ou se contracte, le temps de cuisson sera très variable et la décision de servir doit être prise sans attendre, car, si l'instant arrive où le centre de la viande va être cuit, elle brunit à l'instant d'après et perd toute saveur.

C'est peut-être pourquoi les bons grilleurs sont plus rares que les poètes, car si ceux-ci peuvent attendre qu'une muse bienveillante leur donne un baiser, l'ardeur du feu ne laisse pas à ceux-là le loisir de rêver.

Adrien Peytel,
Du barreau de Paris,
Chancelier de l'Académie des gastronomes.


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